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Impressions de la Chine et de l'ex-URSS en 1997

 

Je reviens à peine d'un voyage de trois mois en Chine et autant dans les pays ex-soviétiques. Je suis encore plein d'images et d'impressions. Cela me prendra plusieurs semaines pour les trier et pour intégrer le résultat à ma vision personnelle de l'univers. Ce réajustement de mes perceptions antérieures n'est pas encore terminé mais je sens le besoin d’écrire mes impressions dès maintenant alors qu'elles sont encore vives. Au départ, cette rédaction avait pour objet d'organiser et d'enregistrer les images que j'avais reçu avec les idées qu'elles provoquaient de façon à ne pas les perdre. Je me suis cependant pris au jeu et je me suis mis à interroger tous ceux que je rencontrais pour mieux comprendre les événements de ces deux dernières décennies. Finalement, j'ai décidé de poster ce texte sur mon site web et de demander à ceux qui le liront de me faire connaître leur avis sur les points où ils auront jugé que je me suis trompé. (Par courrier électronique à :  ). Cela prolongera le plaisir que ce voyage m'a apporté et me fera rencontrer des gens qui, je l’espère, connaissent mieux que moi les régions que j'ai visitées. Cela me permettra de corriger, s'il y a lieu, les faits et perceptions erronées que j'aurais pu en retenir. 

 

Les croyants et les sceptiques

La Chine et l'ex-empire soviétique  provoquent un réel choc culturel chez l'occidental habitué à la démocratie, à la libre entreprise et à la société de droit que l'on ne retrouve pas là-bas. Ces deux géants se sont l'un et l'autre engagés dans un processus d’évolution qui les éloigne de leur passé récent. L’idéologie Marxiste-léniniste est bel et bien morte, autant en Chine qu'en URSS. La similarité entre eux s’arrête là. Depuis 1990, la Chine, qui a à peine relâché son contrôle politique, a plus que doublé son produit national brut alors que l'ex-empire soviétique, qui a formellement adopté le capitalisme et la démocratie, se retrouve avec un PIB inférieur à la moitié de ce qu'il était. 

Des experts bien qualifiés pour le faire ont sans doute étudié ce paradoxe et publié de savants rapports à ce sujet mais comme je n'en ai aucun sous la main, je suis bien obligé de développer une réponse pour satisfaire ma curiosité maintenant qu'elle se fait sentir. 

À mon avis, les résultats diamétralement opposés de la transformation de ces deux géants communistes peuvent s'expliquer en grande partie par la précipitation avec laquelle l'Union Soviétique s'est lancée dans le changement et par la prudence qui préside aux modifications en cours en Chine. À cela il faut ajouter trois facteurs qui aggravèrent la débâcle en URSS ; un degré alarmant de corruption dans les niveaux élevés de l'appareil de l’État, une très forte centralisation des décisions économiques à Moscou et un degré élevé de spécialisation des productions entre les diverses régions. 

À la question : "Pourquoi l'un et l'autre ont-ils adopté des rythmes tellement différents ?", j'avancerais que c'est parce que l'histoire des Russes leur a forgé un génie croyant et idéaliste alors que celle des Chinois leur a façonné un esprit sceptique et pragmatique. Si les Russes avaient été moins certains que la supériorité intrinsèque du communisme garantissait leur éventuelle suprématie, ils auraient peut-être été moins audacieux en privilégiant une centralisation et des spécialisations extrêmes et plus vigilants en ce qui concerne la corruption. 

Bien que j'aie parcouru la Chine avant de visiter les pays ex-soviétiques je traiterai d'abord de la triste situation de ceux-ci afin de pouvoir terminer sur un ton moins pessimiste avec la Chine. 

 

Les Russes, croyants et idéalistes

Je retiens de mon voyage que les Chinois, superstitieux mais sceptiques, améliorent leurs conditions de vie alors que les Russes, croyants et idéalistes, régressent vers le sous-développement. 

J'ai l'impression que le fait d'avoir été croyants et idéalistes est pour quelque chose dans la situation dans laquelle les Russes se sont mis. Être croyant marque la psychologie et le comportement de façon proportionnelle au degré auquel celui qui croit commande à sa raison de céder le pas à sa foi. L'objet de cette foi importe peu, la lutte entre la raison et la foi est la même qu'il s'agisse de l'islam en Iran aujourd’hui, de la foi catholique dans l'Espagne du 16ie siècle ou de la foi communiste sous Staline. 

Croire en des vérités absolues est un élément clef de la tradition russe depuis que le prince de Kiev, Volodymyr, a forcé son peuple à adopter la foi orthodoxe en 988. L’église orthodoxe, rapidement devenue église d’État et partie intégrante de la culture russe, a fidèlement rempli son rôle de support du pouvoir en maintenant le peuple docile et soumis à la volonté des Tzars autocrates. Pour le petit peuple russe, l'adoption forcée de la foi communiste, qui offrait un espoir d’égalité, en remplaçant la foi orthodoxe qui l'avait maintenu opprimé par les riches et les puissants, n'était pas une rupture avec sa tradition de croire en une vérité collective à laquelle il s'identifie. Il n'avait vraiment pas le choix de ne pas croire au nouveau dogme, pas plus qu'il n'avait eu le choix de rejeter les réformes du métropolite Nikon en 1650. Bien entendu, ceux qui n'affichaient pas la nouvelle foi soviétique avec suffisamment d'empressement étaient persécutés tout comme l'avaient été les anciens croyants qui avaient continué de se signer avec deux doigts après que Nihon eut décrété qu'il faille le faire avec trois doigts. Les terribles purges de Staline n'allaient pas non plus contre la tradition établie par église orthodoxe de poursuivre les hérétiques lorsqu'elle fut au pouvoir. 

Cette profonde tradition de croire en des vérités absolues sans jamais les questionner n'a pas manqué de marquer le génie russe d'une vision manichéenne de l'univers ; nous les justes, sommes les détenteurs de la vérité alors que les autres sont dans l'erreur. Lorsque Ivan le Terrible mit fin à trois siècles d’asservissement aux héritiers de Genghis Khan en prenant Kazan en 1550, il le fit sous l'ancien emblème byzantin de l'aigle à deux têtes pour bien signaler que les Tzars (Césars), étaient les successeurs de saint Pierre au travers de l'empereur Constantin et que destin de la Sainte Russie était celui d’une troisième Rome chargée de préserver la vérité orthodoxe des hérésies et des erreurs païennes. Les communistes ont profité de cette tendance du peuple russe de se croire dans le vrai, pour le convaincre que la justesse morale du communisme justifiait les excès commis pour l'atteindre et assurerait son éventuelle hégémonie sur la terre. Qui peut oublier l'image de monsieur Krushchov martelant de son soulier devant les Nations Unies en 1961 sa prédiction que le communisme allait inexorablement enterrer l'occident par sa supériorité économique! 

Les Russes l'ont cru et n'ont pas vu venir la débâcle. Ils ne se sont pas aperçus que l'accroissement des privilèges accordés à la nomenklatura les éloignait de plus en plus de leur idéal d'une société sans classes. Ils croyaient tellement être dans la bonne voie qu'ils n'ont pas voulu croire que le développement de réseaux illégaux organisés pouvait menacer leur idéal. La mafia n'est pas née du jour au lendemain. En 1971 j'ai eu l'occasion de rencontrer un groupe de jeunes russes dans le bar de l’hôtel Métropole à Moscou. Je les ai suivis pour participer à une surboum dans l’appartement d'une jeune fille qui, au petit matin, s'est vanté de faire partie d'un réseau d'importation et de vente illégale de jeans américains qui étaient très prisés à cette époque par les enfants de la haute gomme communiste de la capitale. Je ne l'ai pas cru parce que je pensais qu'il devait être impossible de monter une telle organisation dans un pays totalitaire ou tout était étroitement contrôlé. A époque j'ai pensé qu'elle me racontait ça pour se rendre intéressante ou bien qu'elle était un agent provocateur charge de compromettre des occidentaux. Je suis donc resté sur mes gardes et l'ai laissée parler. Elle m'a raconté un tas de trucs invraisemblables sur les réseaux parallèles dont la vente par des fonctionnaires corrompus de faux documents requis par les juifs qui voulaient immigrer en Israël. Aujourd'hui, je pense avoir rencontré dès 1971 un des embryons de ce qui est devenu maintenant l’écheveau tissé serre du crime organise en Russie. 

Lorsque Youri Andropov prit le pouvoir en 1982, il commanda à la KGB, dont il était l'ancien directeur, une série d’enquêtes qui révélèrent que les privilèges de la nomenklatura étaient devenus une corruption généralisée sous son prédécesseur Brejnev. Les rapports de la KGB indiquaient aussi que nombre de hauts gradés du Parti étaient compromis avec divers groupes de la mafia soviétique qui avait pris une extension inquiétante pendant la même période. Il a choisi de ne pas rendre publics ces rapports, peut-être pour protéger les coupables ou bien pour ne pas nuire à la foi communiste. 

Les Russes ont aussi voulu à tout prix, croire que l'idéal communiste et la propagande stakhanoviste suffiraient pour motiver le travailleur soviétique à produire des rendements supérieurs aux normes des pays capitalistes. Il était difficile de croire autrement, tous les médias vantaient la supériorité des travailleurs et travailleuses soviétiques. S'ils avaient été moins croyants, les Russes auraient pu voir l'effet négatif du contrôle total sur la fibre morale de leur population. Ils auraient pu percevoir la désaffection des travailleurs pour un travail où l'effort reçoit la même récompense que la paresse et où le travail bien fait ne reçoit pas plus de louanges que l'ouvrage bâclé. 

Par exemple, les immeubles en marbre blanc du centre de Bichkek sont magnifiques vus de loin mais de près ils dévoilent une triste réalité retrouvée souvent dans plusieurs domaines en URSS. De grossiers traits de scie sont visibles sur plus de la moitié des plaques de marbre dont le polissage a été honteusement bâclé. On peut imaginer le dialogue de sourds entre le maître d'œuvre furieux et le fournisseur du marbre qui l'envoie se faire voir en sachant très bien que personne ne l'obligera à repolir les plaques mal finies. Si les Russes avaient moins cru à la perfection de l'homme nouveau qu'ils croyaient créer, ils auraient pu constater que la perte de la fierté du travail bien fait, conduit à la perte du respect de soi-même et à la déchéance morale dont l'alcoolisme n'est qu'un des symptômes. 

Il fallut attendre la venue de Gorbatchev pour que l’étendue de l’inefficacité de l'appareil productif du pays, le degré d'alcoolisme chez les travailleurs et l'importance de la corruption aux plus hauts niveaux soient enfin révélés. Par exemple, les détournements de fonds par la mafia Uzbek dans le scandale du coton furent estimés à dix milliards de dollars. Des milliers de cadres y avaient été impliqués dont le beau-fils de Brejnev qui avait touché 700 000 dollars. 

Les correctifs "Glasnost" et "Perestroïka" proposés par Gorbatchev en 1985 sont venus trop tard, le mal était déjà fait. Il aurait fallu les appliquer vigoureusement au moins 20 ans plus tôt, avant que le cancer n'ait commencé à se généraliser. A défaut de transparence le régime avait perdu sa crédibilité. De ne pas avoir puni sévèrement et publiquement la corruption croissante au cours des deux décennies précédentes équivalait à la sanctionner aux yeux du peuple. Il était trop tard, le loup avait pénétré dans la bergerie ; la mafia était solidement installée à tous les niveaux de gouvernement, y compris jusqu'au Kremlin lorsque Gorbatchev voulut opérer son nettoyage. Cela lui a valu le coup d’État qui aurait pu réussir n'eut été l'intervention de Eltsine.

Comme partout ailleurs où la corruption  s'est installée, une succession de décisions prises plus dans l’intérêt des dirigeants que dans celui du pays furent catastrophiques pour l’économie. L'empire soviétique fut poussé à des réformes radicales qui, imposées trop rapidement, aggravèrent le mal plutôt que de le guérir. S'ils avaient été moins croyants, les Soviétiques auraient pu voir venir le précipice à temps pour éviter de s'y précipiter. Je soupçonne aussi que les instances financières et les conseillers occidentaux qui appuyèrent fortement l'option des réformes radicales se doutaient bien qu'aller trop vite pourrait provoquer l’effondrement de l’économie soviétique. Voyaient-ils dans leur intervention un moyen de mettre fin à la menace d'agression soviétique ? Avec le recul des années il est facile de comprendre maintenant comment des transformations trop rapides et incomplètes ont produit la situation désastreuse dans laquelle se retrouvent les pays ex-soviétiques aujourd'hui. 

Les droits fondamentaux de la parole, de la propriété et du libre commerce furent accordés du jour au lendemain sans démanteler les administrations qui contrôlaient étroitement tout ce qui se passait en Union Soviétique. Les images et les statues de Staline ont disparu mais les outils du "contrôle total" qu'il avait instauré sont restés bien en place partout malgré la soi-disant libéralisation des régimes. Maintenant, le citoyen ex-soviétique peut dire tout ce qu'il pense impunément (moins dans certaines républiques comme le Turkménistan qu'ailleurs). Il peut aussi changer d'emploi, déménager, acheter un logement et même établir un commerce mais seulement après en avoir demandé la permission aux diverses administrations qui précédemment étaient chargées d'interdire l'initiative individuelle dans ces domaines. Ces permissions ne sont plus refusées mais leur poursuite exige des démarches laborieuses pour obtenir des liasses de documents réglementaires et faire tamponner son passeport intérieur. Simplifier la réglementation aurait pris du temps et aurait probablement résulté en la mise à pied de plus de la moitié des fonctionnaires.   Cela n'a pas été fait et une très lourde bureaucratie  étouffe toute velléité d'initiative privée qui est pourtant nécessaire au développement de l’économie. 

À défaut de prendre le temps de réduire et d'adapter les contrôles bureaucratiques de façon à permettre l'exercice des nouvelles libertés, les administrations sont devenues de formidables obstacles à la création de nouvelles entreprises. Les entrepreneurs se trouvèrent poussés, soit à soudoyer les bureaucrates pour pouvoir fonctionner ou encore à opérer complètement en marge des lois, hors de tout contrôle de l’État dans une économie parallèle illégale. À mon avis, l'intense désagrément être forcé de subir la grossièreté des bureaucrates a été un facteur important dans le développement de l'économie parallèle. Selon certains, entre la moitié et les deux tiers des transactions se font dans cette économie grise sans jamais passer par les banques et, bien entendu, sans payer ni taxes ni impôts. 

Vers la fin des années '80, presque tous les marchés intérieurs furent ouverts aux produits étrangers. Cela s’est fait beaucoup trop rapidement, sans donner le temps aux entreprises locales de s'adapter à la concurrence. La situation difficile créée par ce traitement de choc fut aggravée par l’éclatement soudain de l'empire soviétique quand plusieurs pays sont devenus indépendants en 1991. La dislocation de L'URSS fut catastrophique pour plusieurs industries qui, à cause de la très grande spécialisation des diverses productions pratiquée jusqu'alors, se virent coupées du jour au lendemain de leurs sources d’approvisionnement ou de leurs marchés ou, pire encore, des deux. Parallèlement, la plupart des entreprises se virent coincées entre les anciens prix administrés artificiellement de l'ancien régime dont certains restaient en vigueur et la dure réalité des prix du marché mondial. Il n'est pas étonnant que ces bouleversements aient provoqué la fermeture brutale d'innombrables usines. Les PIB entreprirent une chute vertigineuse qui persiste encore sauf dans les pays baltes qui ont subi le joug soviétique moins longtemps. Dans certains pays (Tadjikistan, Géorgie, Arménie), la production nationale est tombée à moins de 20% de celle de 1990 à cause de conflits armés ethniques ou religieux. 

Le logement est encore généralement fourni par l'employeur dans la plupart des pays ex-soviétiques. Les ouvriers sans travail restent affectés à leur usine sans être payés mais ils n'ont pas la mobilité requise pour chercher un emploi dans d'autres villes à cause du contrôle bureaucratique du lieu de résidence. Il ne faut pas être devin pour prévoir que la projection dans les rues de millions de sans travail sans un secours social adéquat, allait provoquer une flambée de criminalité urbaine. La réduction rapide des effectifs militaires sans mesures compensatoires suffisantes a eu le même effet. Aujourd'hui, les rues des villes ne sont plus sécuritaires une fois le soleil couché. 

L'absence de réseaux de distribution et de points de vente au détail adéquats et la difficulté d’établir de nouvelles entreprises ont créé un goulot d’étranglement dans la mise en marché et plus particulièrement celle des biens importés. Les rares individus qui osèrent se lancer dans l'importation et la spéculation commerciale (plus ou moins légalement), ont pu imposer des marges bénéficiaires exorbitantes sans réelle concurrence et se constituer des fortunes phénoménales très rapidement. La presse occidentale a présenté ces nouveaux russes comme des exemples du succès des réformes radicales préconisées par l'Ouest. 

La petite corruption des bureaucrates à tous les niveaux, une criminalité croissante dans les rues, une énorme économie parallèle opérant en marge des lois et surtout la corruption à grande échelle visible partout, créent un environnement d’illégalité acceptée comme normale. Les petits larcins deviennent chose courante. Il faut vérifier l'addition au restaurant et compter sa monnaie partout, même dans le métro ou je me suis fait dérober quelques sous deux fois de file en achetant des jetons. Dans les musées d'Asie Centrale et du Caucase j'ai pu observer trois trucs différents utilisés par les préposés aux billets pour s'approprier le prix de l’entrée. J'imagine que pratiquer ces petites vilenies chaque jour doit avoir un effet dévastateur sur l'estime de soi. C'est peut-être pour regonfler leur ego que les bureaucrates sont si bêtes et méchants derrière leurs petits guichets. 

Je me souviens maintenant d'avoir entendu dans une soirée chez-moi il y a quelques années, un immigrant russe venu d'Ukraine soutenir, après avoir un peu bu, que seuls les faibles et les imbéciles observent les lois et qu'il est normal de prendre et de faire tout ce que l'on veut pourvu que l'on ne se fasse pas prendre. Mes amis et moi avions alors pensé qu'il tenait ces propos excessifs pour nous provoquer mais maintenant que j'ai vu d'où il venait, je comprends qu'il était sincère. Il est difficile, sans avoir reçu les témoignages d'un grand nombre de gens sur place, de se rendre compte combien la moralité publique a été endommagée au cours des dernières années du régime et durant la dislocation de l'empire 

Une foule de privatisations précipitées et mal préparées furent autant de tentations de malversation sur une grande échelle auxquelles ne purent pas résister bon nombre de hauts gradés du Parti et de l'administration. Des fortunes absolument colossales furent acquises du jour au lendemain par d'anciens dirigeants communistes qui affichent maintenant leur capitalisme tout à fait impunément de la façon la plus ostentatoire (immenses maisons et datchas de plusieurs millions de dollars, voitures de luxe, gardes du corps, etc.). 

Cet environnement d’illégalité générale est fertile au développement d'un gangstérisme ouvert qui dépasse en audace et en violence les pires épisodes du Chicago des années de la prohibition. Le crime paye bien et vient grossir la classe de riches appelés "nouveaux russes" dans les pays ex-soviétiques. 

Les réformes radicales engagées sans que les conséquences possibles aient été étudiées et analysées sont aussi responsables de l'inflation galopante qui a réduit tout le monde, sauf les "nouveaux russes" à une existence en dessous du seuil de la pauvreté. La classe moyenne a disparu et le russe moyen est retombé dans la misère traditionnelle du pauvre moujik d'autrefois. 

Cette situation catastrophique se retrouve à des degrés divers dans tous les pays ex-soviétiques. Il y a eu régression vers le sous-développement. Sauf quelques exceptions dont les pays baltes, il y a peu de constructions nouvelles, les immeubles sont vieux et délabrés et les infrastructures collectives vieillissent et continuent à se détériorer sans entretien. 

Ces pays ressemblent aujourd'hui à une armée en déroute, leurs structures économiques sont désorganisées, leurs sociétés sont désorientées et leurs populations sont découragées. Sept décennies de contrôle étroit de tout ce que les gens pouvaient faire ont détruit leur sens de l'initiative. L’écrasante majorité des sujets ex-soviétiques n'osent pas entreprendre quoique ce soit et endurent passivement la catastrophe économique qui les affecte. 

Cette passivité est surprenante pour l'observateur occidental. Ailleurs, il y aurait eu une succession de manifestations, de grèves générales et même d’émeutes. Le peuple russe connaît bien cependant le rôle de "victime qui souffre en silence pour mériter être sauvée". C'est un rôle qu'il a appris par cœur en subissant trois siècles de domination mongole jusqu'en 1550 et depuis lors, une succession de régimes autoritaires plus oppressifs les uns que les autres (les Tzars avec leur police secrète et son église d’État Orthodoxe et les communistes avec leurs polices secrètes, de la Cheka a la KGB). Les Russes n'ont pas eu l'occasion de faire l'apprentissage de la liberté depuis la libération des serfs en 1860 (un peu plus qu’un siècle). À défaut d'une tradition de cheminement individuel libre, le Russe moyen s'identifie à un mythe collectif qui, selon les circonstances, saute de l'image glorieuse de l'homme nouveau, citoyen de la troisième Rome, à celle du perdant sans espoir d'aujourd'hui. Il y a partout une profonde amertume. L'homme de la rue a le sentiment d'avoir été trahi et il ne comprend pas comment cela a pu se produire comme l'indique les témoignages suivants. 

"Avant, c’était mieux, c'est vrai qu'il fallait faire attention a ce que l'on disait, c'est aussi vrai que l'on ne trouvait pas tout ce qu'il nous fallait et qu'il fallait souvent faire la queue pour la viande, pour le beurre et même pour le pain mais au moins on pouvait acheter les produits qui étaient disponibles. Maintenant, il y a de tout dans les magasins mais on ne peut pas acheter grand chose, tout est trop cher. Avant, on mangeait mieux et on pouvait se payer des distractions; maintenant, c'est la misère et ça devient pire d'une année à l'autre". 

"Avant la nomenklatura formait une classe de privilégies qui ne manquait de rien et qui pouvait faire tout ce qu'ils voulaient même voyager à l’étranger. C’était un peu choquant mais ça faisait partie du système. Il y avait aussi quelques fonctionnaires corrompus qui exigeaient des pots-de-vin pour faire leur travail mais la grande majorité des gens avait des principes et restait honnête. Maintenant, l’éthique socialiste est morte et tout le monde est à vendre... de moins en moins cher, à mesure que la misère s'accentue. Avant il y avait un peu de corruption, maintenant il y en a partout. Qu'une femme se prostitue est devenu socialement acceptable, pourvu que cela se fasse avec élégance et qu'elle se fasse bien payer." 

"Personne ne sait pourquoi tout a changé et pourquoi tout va si mal aujourd'hui. On ne pense pas à toutes ces questions. On n'a pas le temps et ça ne changerait rien. Chacun s'occupe de sa survie quotidienne sans trop penser à l'avenir." 

L'acceptation de l’illégalité, la perte de l'estime de soi et l’incapacité de prendre l'initiative créent un climat de morosité tel, qu'il est difficile d'imaginer un revirement vers l'ordre et la croissance économique. À mon avis, la situation est bien moins rose que celle que nous présente la presse occidentale. La lecture de la presse locale dans les pays ou elle est libre me confirme dans cette opinion. 

Je peux bien imaginer l’État major de certains pays occidentaux se réjouir de la déchéance abjecte dans laquelle est tombe l'ennemi qui les a fait trembler durant la guerre froide. Aujourd'hui, l'empire soviétique démembré n'est plus menaçant. Pas plus que ne l’était l’Allemagne en banqueroute et aux prises avec une inflation dévastatrice juste avant l’élection d'un certain Adolphe Hitler. Il est difficile d’imaginer jusqu’où cela pourrait mener. 

Cela contraste violemment avec la situation en Chine ou chacun rêve d’améliorer son sort en créant une entreprise personnelle, prospère comme toutes les autres qu'il voit autour de lui. Optimistes et certains d'un avenir meilleur pour leurs enfants les Chinois investissent avec confiance suivant l'exemple de l’État qui met en place les infrastructures nécessaires au géant économique que sera la Chine de demain. 

 

Les Chinois, sceptiques et pragmatiques

Autant la Chine d'hier impressionne par l’ancienneté et par le raffinement de sa civilisation, autant celle d'aujourd'hui étonne par son dynamisme et son extraordinaire croissance économique. La prédiction que le 21ieme siècle sera celui de l'hégémonie chinoise devient de plus en plus respectable même si les retards à combler dans certains secteurs peuvent quelquefois paraître irrémédiables. 

La civilisation chinoise est tellement différente de toutes les autres que je me demande bien quelle pourra être l'allure de cette hégémonie. Je soupçonne que c'est dans les valeurs les plus profondes de la vieille civilisation chinoise que ce pays va trouver les orientations de son devenir plutôt que dans l'épisode tumultueux des 50 dernières années communistes. Un demi-siècle de régime communiste, ça marque, mais cela n'efface pas les trois millénaires de traditions qui ont façonné le génie chinois et la langue qui l'exprime. 

L'appareil du Parti communiste contrôle encore le pays mais il est en train de se transformer pour conserver le pouvoir car l’idéologie communiste est morte, s’étant consumée elle-même dans les excès de la révolution culturelle. La plupart des chinois ont maintenant honte de la folie collective qui s'est emparée du peuple sous l'influence de la foi communiste durant cette période. Maintenant ils se sont libérés de cette foi mais ils ne rejettent pas totalement tous les principes du système communiste. Ils sont attirés par le capitalisme mais ils ne sont pas disposés à adopter tous les aspects de cette idéologie dont ils peuvent observer les conséquences désastreuses dans l'ex-empire soviétique. On ne cherche pas à développer une théorie nouvelle située entre ces orientations opposées, car la croissance économique effrénée d'aujourd'hui est une fuite en avant qui permet éviter d'affronter les contradictions structurelles du pays. 

Dans le moment le Parti communiste constitue une espèce de "clergé" désuet dont le rôle de préserver la foi communiste est dépassé par l’échec évident de cette idéologie. Le Parti ne peut plus justifier son pouvoir par idéologie car il n'y a plus de croyants. Il doit maintenant produire des résultats pour conserver l'appui de la population. Et, jusqu’à ce jour, il le fait. 

L'existence d'un tel clergé (communiste ou autre), était d'ailleurs contraire aux traditions millénaires de la Chine ou le pouvoir ne s'est jamais appuyé sur une église comme ce fut le cas dans la plupart sinon dans toutes les autres grandes civilisations. Confucius a évite aux empereurs chinois de dépendre d'une église d’État pour justifier leur pouvoir. La philosophie politique laïque qu'il a élaboré cinq siècles avant notre ère postulait que le maintien d'une hiérarchie pyramidale de niveaux successifs d’autorité avec l'empereur au sommet était le meilleur moyen d'assurer l'harmonie sociale et la prospérité. L’éthique sociale de Confucius se basait sur une logique humaine sans faire appel a une entité surnaturelle pour lui conférer un statut de vérité divine. L'acceptation de l’éthique confucéenne a tous les niveaux de la société a évité aux empereurs de fonder leur pouvoir sur des croyances que le Taoïsme aurait pu fournir autrement. (Un demi-siècle avant Confucius, Lao Tse avait élaboré une religion proprement chinoise, le Taoïsme, qui est graduellement venu chapeauter, mais non remplacer, les anciennes croyances Animistes vers la même époque ou l’éthique de Confucius devenait de plus en plus reconnue. N’eut été de l’éthique sociale de Confucius, le Taoïsme aurait pu devenir une religion d’État. 

En Chine, le rôle de gardien des vérités sous-jacentes au pouvoir civil, assumé par diverses religions d’État ailleurs, fut confié, dès la fin de la dynastie Zhou (300 av. J.C.) à la classe des mandarins dont les membres étaient sélectionnés en fonction de leurs connaissances historiques, littéraires et artistiques par un système d'examens impériaux ouverts à tous. Il n'y a jamais eu de religion d’État en Chine. Les dynasties chinoises ont d'ailleurs presque toujours toléré toutes les religions, justement parce que leur pouvoir ne dépendait pas du soutien de l'une d'entre elles. 

Dans ce contexte laïque, les vérités gardées par la classe des mandarins étaient la somme des connaissances du jour. Il s'agissait de vérités relatives qui pouvaient être remplacées, modifiées ou enrichies au fur et à mesure que de nouvelles découvertes se présentaient. Ces connaissances reconnues n'ont jamais eu le statut de "vérités absolues" comme celles qu'ont prétendu détenir toutes les religions d’État. En Chine, elles n'ont jamais été un dogme auquel les sujets des empereurs étaient tenus d’adhérer sous peine de mort comme ce fut le cas à un certain moment dans l'histoire de presque toutes les autres grandes civilisations. 

C'est grâce à l'absence d'une religion d’État détentrice de la "vraie vérité" que la Chine n'a pas connu les guerres de religion qui ont déchiré l'Europe, ni les djihad qui ont préside à l'expansion de l'empire islamique. Les Chinois n'ont jamais eu à faire face à l'option "crois ou meurs" ni ont-ils eu à sacrifier leur vie pour défendre leur foi ou pour en assurer l'expansion (sauf durant le récent épisode communiste). Cette différence avec les autres peuples est tellement fondamentale qu'elle se retrouve dans la structure de la pensée chinoise. 

La religion Bouddhiste paraît florissante en Chine aujourd’hui mais il ne s'agit, en ce qui concerne le peuple, que d'une aimable superstition analogue à la superstition du père Noël en occident. Le peuple chinois est nominalement Bouddhiste mais il accueille également les préceptes de la religion Taoïste et ceux de la société idéale de Confucius. Ces grands courants de pensée sont vus comme d'utiles règles de conduite plutôt que comme des croyances salvatrices. En fait, le Chinois moyen n'a qu'une très vague idée de la métaphysique Bouddhiste, il prie au temple pour avoir santé, fortune ou enfants un peu comme on lance des pièces de monnaie dans la fontaine de Trévi à Rome. Il entretient d'ailleurs une foule de superstitions de ce genre dont l'origine remonte au chamanisme ; les dragons, les bons et mauvais esprits, les jours propices ou néfastes, la géomancie, etc... Le concept d'une "vérité absolue", bien connu en occident, est étranger au génie chinois qui de tout temps a été sceptique et pragmatique. (Tout en étant superstitieux aussi contradictoire que cela paraisse.) 

L’épisode de la foi communiste n'aura été qu'une aberration éphémère comme celle de la foi pseudo-chrétienne des révolutionnaires Taiping du siècle dernier, une aberration temporaire contraire au scepticisme fondamental des chinois. 

Après l’échec de la foi communiste, la Chine a vite fait de retrouver son génie propre. La tradition pragmatique chinoise fait surface dans le dicton préféré de Deng Xiao Ping "Il importe peu que le chat soit blanc ou noir, s'il chasse bien les rats, c'est un bon chat." L'application, maintenant par Jiang Zemin, de la politique de "Un pays, deux systèmes" démontre une capacité d'utiliser des systèmes contradictoires sans vraiment croire aux principes sous-jacents ni de l'un, ni de l'autre. Je pense que la Chine de demain ne sera pas définissable par une idéologie, elle ne sera ni communiste, ni capitaliste, ni même socialiste, elle s'enrichira de ses contradictions en étant opportuniste et pragmatique. 

Il importe cependant de ne pas négliger la solide tradition d'arbitraire en ce qui concerne mécanismes régissant la prise des décisions opérationnelles de tous les jours en Chine.   Il semble que le refus de croire en des principes ait empêché l’élaboration d'une société de droit comme celles qui se sont développées dans les pays ou le pouvoir clérical a établit la foi en des vérités et principes transcendantaux sur lesquels le pouvoir civil fonde sa légitimité. L'absence de telles croyances a conduit les Chinois a préférer la sagesse de ses mandarins dont les décisions cas par cas devaient, selon eux, pouvoir tenir compte de tous les éléments circonstanciels d'une situation mieux que le plus savant code de lois. Elle n'avait sûrement pas tort lorsque les mandarins étaient sincères et honnêtes mais la nature humaine étant ce qu'elle est, cette formule favorisant le pouvoir personnel conduisait inévitablement à des excès et, lorsque ces excès devenaient intolérables, a des révoltes qui souvent signalaient la fin d'une dynastie. 

Ce système de décisions arbitraires a néanmoins perduré plusieurs millénaires et c'est celui que les Chinois connaissent le mieux. L'arbitraire fait partie intégrante de la tradition chinoise. Les cadres du Parti communiste ont remplacé les mandarins durant l’épisode communiste mais la longue tradition de décisions arbitraires plutôt qu’encadrées par un code de lois basé sur des principes ou par un droit coutumier fondé sur l'usage a été maintenue jusqu’à aujourd’hui. La transformation de la Chine totalitaire actuelle en une Chine démocratique me paraît donc improbable parce que je ne pense pas que les Chinois soient disposés à croire en la valeur absolue de quelque théorie politique que ce soit surtout maintenant après l’échec de la foi communiste. En outre, j'observe que la société de droit qui est un préalable à une véritable démocratie est contraire a la profonde tradition de l'arbitraire en Chine. 

Je pense plutôt que la Chine va de temps à autre emprunter momentanément certains éléments de la "société de droit" et certains aspects ou apparences de la "démocratie", pas par principe mais plutôt de façon opportuniste lorsque cela offrira suffisamment d'avantages dont en particulier celui d’améliorer ses relations économiques avec le reste du monde. 

Je pense que la Chine de demain ne sera ni totalitaire ni démocratique, elle ne sera pas encombrée de principes, elle saura tolérer ses contradictions et visera avant tout à être efficace dans la poursuite de ses objectifs. 

La Chine possède de puissants atouts dans la course à l'hégémonie économique. Les Chinois sont travaillants, ils ont le sens de l'initiative et ils sont nombreux. 

La tradition chinoise accorde une priorité plus élevée aux biens de ce monde qu'aux idées. Elle est pragmatique et valorise le travail. Les Chinois sont industrieux et peu rêveurs. Ces qualités expliquent d'ailleurs comment ils sont venus à occuper une place hors de proportion à leur nombre dans plusieurs pays asiatiques où ils ont immigré. 

Les Chinois sont sortis de leur expérience communiste moins endommagés que les citoyens de l'ex-empire soviétique. La longue période de soixante-dix années de contrôle total qu'ils ont subi ou les seuls gestes qui n'étaient pas interdits étaient ceux qu'ils étaient obligés de faire, a très sérieusement miné l'esprit d'initiative de trois générations de citoyens soviétiques. Cela ne s'est pas produit en Chine parce que l'épisode communiste a été plus court mais surtout parce que la Chine a choisi, pour des raisons stratégiques, une politique de décentralisation après le retrait des conseillers et techniciens soviétiques en 1966. 

En 1973, j'ai passé trois semaines à sillonner la Chine avec une mission commerciale canadienne pour développer des échanges de technologie dans le secteur pétrolier. Nous avons été reçus partout par des "Comités Révolutionnaires" qui étaient des organes de prise de décisions à tous les niveaux géographiques (province, district, ville, arrondissement, etc.) et sectoriels (industrie pétrolière, gisement pétrolifère, pipeline, raffinerie, usine d’équipements pétroliers etc.). Chacun de ces comités nous a décrit l’étendue de ses responsabilités, les résultats qu'ils avaient obtenus à ce jour et les objectifs qu'ils s’étaient fixés pour l'avenir en insistant constamment sur le leitmotiv : "Maintenir l’indépendance et développer l'initiative (de notre groupe de travail). À cette époque la Chine craignait une intervention militaire soviétique. En conséquence, elle avait choisi de disperser les décisions opérationnelles entre une multitude de centres responsables du fonctionnement journalier de l’économie tout en centralisant l'orientation politique de ces opérations dans les instances supérieures du Parti. L'objectif de cette décentralisation était de permettre le maintien d'un haut niveau d’activité économique dans les parties encore libres du pays en cas d'agression étrangère. Tout était produit partout. Par exemple, le village pétrolier de Taching au Heilongjiang exploitait une petite fabrique de boulons et écrous bien que les économies d’échelle militaient en faveur de la concentration de telles productions dans quelques usines géantes. La débrouillardise et l'initiative fortuitement développées grâce à cette politique furent inestimables lorsque la Chine décida plus tard de permettre l’éclosion d'un entrepreneurship privé. 

Durant ce temps, l’empire soviétique, confiant en sa puissance et sa destinée, continuait à optimiser ses coûts de revient en concentrant la production de la plupart des biens en quelques combinats géants. (Voitures à Togliatti, camions à Kharkov, tracteurs à Minsk, moissonneuses batteuses à Kherson, caoutchoucs synthétiques et pneus à ---------------, etc.). Les interdépendances créées par cette politique renforçaient sans doute le contrôle de Moscou sur les diverses régions mais elles s'avérèrent catastrophiques en isolant les entreprises de leurs sources d’approvisionnements et de leurs marchés suite au démembrement de l’empire. 

Enfin, troisième atout majeur, les Chinois sont nombreux. Un milliard deux cents millions d'individus, c'est 500 millions de ménages qui ont besoin de réfrigérateurs, de cuisinières, de fours à micro-ondes, de climatiseurs, de télévisions, de systèmes de son, etc. C'est un marché plus grand que ceux de l’Amérique du Nord et de l'Europe réunis. Toutes les grandes multinationales savent qu'elles ne peuvent pas espérer conserver leur part actuelle du marché mondial sans prendre une part de ce marché gigantesque. Le gouvernement chinois permet la pénétration d’entreprises étrangères moyennant des apports de technologie et de capitaux à des partenaires chinois qui conservent le contrôle des opérations en Chine. Parallèlement à ces investissements étrangers dans les moyens de production, le gouvernement gèle les salaires pour assurer un niveau élevé d'épargne et d’investissement collectif dans les infrastructures requises par la Chine de demain. 

Si la Chine maintient ce cap, elle pourrait dépasser l’Amérique et devenir la première puissance économique mondiale au cours du 21ieme siècle à condition d’éviter les erreurs qui pourraient ralentir sa course. Les plus évidentes me paraissent être de négliger l’encadrement juridique, la recherche scientifique, la discipline financière des entreprises d’État et la lutte contre la corruption. 

Pour prendre la première place, la Chine devra devenir membre de l’Organisation Mondiale du Commerce. Ceci nécessiterait probablement l'adoption d'un système juridique compatible avec le droit commercial et corporatif international. Un avocat chinois rencontré à Beijing m’a expliqué que les entreprises étrangères qui investissent en Chine prennent d’énormes risques car le droit commercial et corporatif n’est qu’embryonnaire en ce moment. Seules des entreprises très audacieuses s’y engagent car les contrats de partenariat signés aujourd’hui ressemblent à ces lettres d’intention par lesquelles des parties expriment les grandes lignes de leur accord avant d’engager la négociation point par point d’un véritable contrat d’association. Peu d’entreprises sont assez audacieuses pour investir dans ces conditions. Négliger de développer un climat juridique adéquat serait un obstacle majeur au développement du potentiel économique de la Chine. 

Pour prendre la première place, la Chine devra générer une technologie supérieure à celle de l'occident. Le développement de la Chine va plafonner rapidement si elle ne suit pas l’exemple des quatre tigres asiatiques qui doivent leur croissance largement à l’application de leurs propres technologies de pointe. La Chine pourrait en faire autant mais elle devra accorder une priorité plus élevée à l'enseignement et à la recherche universitaire qu'elle ne le fait aujourd'hui. En ce moment, la plupart des professeurs et chercheurs gagnent moins que des ouvriers spécialisés. Aussi, il y a une importante perte de cerveaux, non pas vers l’étranger car l’émigration est contrôlée, mais vers d'autres activités mieux rémunérées à l’intérieur du pays tels que le commerce. 

Négliger la discipline financière des entreprises d’État n’est pas soutenable à long terme. La récente croissance économique de la Chine est surtout venue des 700 millions de paysans depuis l’abolition des communes en 1978 et des innombrables nouvelles entreprises créées par l’initiative privée. Les entreprises d’État ont participé à cette croissance mais la rentabilité réelle de la plupart d’entre elles est négative si l’on déduit les énormes subventions qui les maintiennent à flot. La restructuration des entreprises d’État par la fusion d’unités complémentaires et par l’élimination par banqueroute des éléments irrécupérables entraînera la perte de millions d’emplois mais cela est nécessaire pour éviter une crise financière à moyen terme. La réforme de leurs pratiques inefficaces sera aussi requise pour atteindre une discipline financière responsable. 

Enfin, je pense que la menace la plus inquiétante, c'est la corruption. Cela tient au fait qu'une société gérée par l'arbitraire personnel est bien plus vulnérable a la corruption que ne l'est une société de droit. Il est normal en Chine, de faire jouer le réseau de ses relations personnelles pour obtenir de petites faveurs qui sont le remboursement de services rendus directement ou de famille a famille. Cette "petite corruption" fait partie de la culture et n'est probablement pas nocive tant que son influence reste faible et qu'elle n'affecte que des décisions mineures. Cette corruption traditionnelle peut cependant devenir désastreuse lorsqu'elle qu'elle prend de l'ampleur et devient excessive comme le démontre l'histoire de ce pays. Le gouvernement actuel semble être conscient de ce danger à en juger par le nombre d’exécutions pour malversations et crimes économiques. La presse occidentale fait état de corruption mais personne ne connaît réellement le niveau de la corruption dans ce pays ni si la lutte apparente de l’État contre celle-ci est réelle ou seulement cosmétique. 

Je pense que l’avenir de la Chine va se jouer dans les quelques prochaines années lors de l’exécution de la récente décision de privatiser plus de 100 000 petites et moyennes entreprises d’État. L’exemple des privatisations dans l’ex-empire soviétique nous montre combien ces opérations complexes offrent de multiples occasions de malversations et de corruption. L’enjeu est de taille car des privatisations réussies dotent le pays d’outils de croissance alors que des privatisations frauduleuses enrichissent quelques individus corrompus en laissant derrière des cadavres d’entreprises, insolvables et irrécupérables qui sont autant de freins au développement. 

 

L'avenir

Ma thèse peut se résumer comme suit: les ex-soviétiques sont dans le pétrin parce qu'ils ont cherché à prouver la justesse de leur idéologie au détriment du bien-être de leurs citoyens alors que la bonne étoile chinoise est ascendante parce qu'ils ont négligé l'idéologie pour cibler des objectifs concrets depuis la fin de la révolution culturelle. 

Les Chinois ne deviendront pas idéalistes pas plus que les Russes ne découvriront les avantages du pragmatisme du jour au lendemain. Les traits profonds de leur génie respectifs continueront d'influencer leurs orientations et leurs gestes. Il serait vain de tenter de prédire des événements qui pourraient infléchir les trajectoires respectives de la Chine et des pays ex-soviétiques. Je n'ai donc rien a dire sur la foule de facteurs qui affecteront ces trajectoires sinon sur celui de la corruption qui est la plaie des pays ex-soviétiques et la menace qui pèse lourd sur l'avenir de la Chine. 

Mal venu celui qui tenterait de soudoyer un policier chinois aujourd'hui ; il se retrouverait rapidement en prison. Il paraîtrait que les bureaucrates petits et moyens sont aussi généralement honnêtes quoique pas entièrement à l'abri de l'influence des réseaux de relations et de petites dettes traditionnelles. Personne ne connaît le niveau réel de la corruption en Chine. Le gouvernement condamne et fusille avec grand renfort de publicité des fonctionnaires corrompus qu'il découvre de temps en temps. Il n'est pas sans connaître le rôle néfaste de cette plaie dans l'histoire des dynasties ni sans savoir qu'elle pourrait voler à la Chine le rôle de chef de l’économie mondiale qui pourrait être son destin au 21ieme siècle. Pour la Chine il s'agit donc de prévenir un mal connu. 

Le problème est beaucoup plus ardu dans les pays ex-soviétiques où il s'agit de guérir un cancer généralisé a tous les niveaux de l'administration. Il n'est pas du tout certain que la guérison soit possible à ce stade avancé. J'ai même l'impression qu'elle soit improbable sans le recours à une dictature. 

Ma tentative de comprendre ce qui a mis sur les genoux la puissante et menaçante URSS et pourquoi la même chose ne s'est pas produite chez l'autre géant communiste m'a forcé de mieux comprendre l'importance cruciale de la corruption gouvernementale. Il est devenu évident pour moi que des décisions arrêtées sous l'influence de la corruption sont rarement optimales pour un pays. En outre, la corruption d'un ministre des richesses naturelles peut avoir des effets nocifs non seulement dans son pays mais aussi partout ailleurs où la matière première impliquée est vendue. Dans cette ère du marché libre global, la corruption fausse les règles du marché et peut conduire à des décisions antiéconomiques au niveau du globe.

Ceci m'a fait réaliser qu'il existe un besoin d'un organisme non gouvernemental international du genre d'Amnistie Internationale dont le rôle serait de dénoncer la corruption par les entreprises internationales des hommes politiques et des fonctionnaires de quelque pays que ce soit. L'organisme anti corruption que je propose s'acharnerait à dénoncer la corruption partout, un peu comme Greenpeace dénonce les crimes contre l'environnement où que ce soit qu'ils se produisent. 

Je peux fort bien imaginer que cet organisme acquiert graduellement un ascendant moral tel qu'il inspire dans les pays les plus avancés, des législations interdisant toute forme de corruption et punissant sévèrement les entreprises corruptrices nationales même dans les cas de délits commis à l’étranger. De là à imaginer un tribunal international chargé de poursuivre les crimes de corruption internationale, analogue au tribunal international de poursuite des crimes contre l’humanité, il n’y a qu’un pas. 

Cela serait bien beau et ça profiterait à tout le monde mais, hélas, ce n'est pas pour demain... Si un tel tribunal, doté de moyens d'action efficaces existait maintenant, son intervention dans les pays ex-soviétiques pourrait les aider à sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent. Il pourrait peut-être les sauver des bouleversements violents vers lesquels les cancers jumeaux de la corruption et du crime organisé risquent de les conduire. L'intervention d'un tel tribunal pourrait aussi aider la Chine à poursuivre son développement accéléré. Il est facile de voir que la face du monde serait profondément changée si la lutte globale contre la corruption était vraiment efficace. Cependant, les forces du statu quo n'aimeraient peut-être pas ces changements et c'est pourquoi un véritable nettoyage n'est pas pour demain. 

 

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